Face à la transition entre révolution technologique et révolution humaniste, l’innovation ne doit aujourd’hui plus se faire pour ou avec le client, mais bien par le client, aFIn qu’elle corresponde à ses aspirations profondes. Un changement de paradigme sur lequel Pierre Gohar, Isabelle Delannoy et Alexandre Garcin, présents à la table ronde du 26 juin dernier, apportent des premières réponses.
Pourquoi réinventer le mode de relation entre entreprises et clients ?
Pierre Gohar : Ce qui vient justifier ce besoin de transformer la relation que les entreprises ont avec leurs clients, notamment sur la question de l’innovation, est ce que nous pouvons appeler la transition humaniste. Nous avons assisté ces dernières années à un changement : de l’innovation pour les clients, nous sommes passés à l’innovation avec les clients. Aujourd’hui, je pense que
les clients doivent et veulent devenir eux-mêmes source d’innovation.
Nous pouvons remarquer que toutes les initiatives dédiées aux espaces de type coworking (1), makerspaces (2) ou fablabs (3) s’inscrivent bien dans l’air du temps. Nous constatons par ailleurs que les individus se portent mieux lorsqu’ils créent. Ce qui vient appuyer l’importance de ce type de lieux. Il s’agit là d’un nouveau mode d’innovation qui se veut agile et frugal. Cette frugalité qui illustre bien la transition entre la révolution scientifique et technologique vers une révolution humaniste.
Parallèlement, le numérique a également un impact très fort sur l’innovation ouverte, et sur le besoin d’innovation par les utilisateurs. Si à propos d’une action menée par une entreprise, il y a trois cent mille internautes sur les réseaux sociaux qui disent « ils sont en train de raconter des histoires », ça peut faire mal et dégrader l’image de l’entreprise. Nécessairement, ces internautes sont des gens à intégrer dans le processus.
Alexandre Garcin : Cela signifie aussi qu’il y a eu un changement de paradigme dans le comportement des individus. C’est ce que j’ai notamment pu constater à Roubaix, où des habitants se sont engagés dans l’économie circulaire et le Zéro Déchet. Nous pouvons voir des écosystèmes systémiques en train d’émerger et il en découle de nombreuses innovations. Il ne s’agit pas d’une seule entreprise qui a développé la solution, mais d’un ensemble de parties prenantes, qui ont chacune apporté leur part.
P. G. : Ce changement de comportement est intimement lié à la quête de sens. Avec la révolution technologique, l’objectif était d’aller travailler dans les grandes structures industrielles, qui incarnaient cette capacité à améliorer le quotidien. Aujourd’hui, avec ce que les jeunes des années 80 ont vécu (catastrophes écologiques et industrielles), ils n’hésitent plus à entreprendre par eux-mêmes. Et c’est là que le sens, l’utilité, le partage, le respect de l’environnement et tous les critères du même genre ressurgissent avec une acuité toute particulière. Il suffit de s’immerger dans les nouvelles générations, dans les cercles entrepreneuriaux pour voir ce qui est en train de se passer.
Comment favoriser cette innovation ouverte ? Quels facteurs semblent nécessaires ?
P. G. : Nous voyons apparaître aujourd’hui différents critères favorisant l’innovation ouverte, invitant les clients à être à l’origine de l’innovation. L’un des premiers critères est d’aller vite et être low cost (4). Puis il faut détecter des signaux faibles en interne avec ses salariés, avec ses clients, avec ses fournisseurs, avec le monde économique, et aussi avec la société civile.
Dès lors, les études de marché traditionnelles sont aujourd’hui souvent inexploitables car elles ne révèlent pas ces signaux faibles. Les startups ne les utilisent plus et préfèrent s’immerger directement chez leurs clients pour essayer de comprendre quels sont leurs besoins. Bien sûr, cela soulève plusieurs questions : comment travailler avec la société civile ? Avec les consommateurs ? Comment anticiper leurs aspirations profondes ? Parce que c’est là que se situe la plus haute valeur ajoutée. C’est une très forte tendance et elle demande de replacer l’humain au coeur de tous les processus.
Un autre critère est celui de la vision. Puisque se positionner dans une logique d’écosystème nécessite de développer une vision systémique. Dans les visions systémiques (5), l’importance est mise sur les interactions avec les acteurs. Comment pouvons-nous faire pour animer un écosystème et entretenir des interactions à haute fréquence ?
Le dernier critère est la capacité de l’entreprise à s’ouvrir à son environnement, condition très en lien avec l’enjeu d’ancrage territorial. L’amélioration de la « porosité (6) » de l’entreprise ouvre le champ des possibles, favorise l’économie circulaire et l’innovation ouverte. Si l’entreprise s’ouvre et s’ancre localement, elle prend conscience de qui sont réellement ses clients, et appréhende mieux leurs besoins.
Isabelle Delannoy : Néanmoins, l’économie circulaire (7) à elle seule ne suffit pas. Elle ne fait que diminuer les impacts environnementaux et/ou sociaux, et aujourd’hui nous sommes à un tel niveau de consommation des ressources que diminuer seulement des impacts au niveau global, c’est comme « vouloir freiner un TGV avec sa semelle ».
Dans les activités comme le bâtiment, les matériaux, il est indispensable de se demander avant tout quel est notre vrai métier, pour débuter une réflexion autour de l’innovation ouverte et de rupture. Quelle relation voulons-nous avoir avec nos clients ? Voulons-nous fournir des services plutôt que des biens ? Comment instaurer des boucles fermées avec ces matériaux ? Etc …
Ces réflexions s’ancrent avec et dans les territoires, et amènent une ouverture, notamment sur l’ingéniosité humaine. Si ce virage est pris, nous arrivons dans une ère non seulement de diversité, mais aussi de techno-diversité. Par cette nouvelle vision de l’économie, la relation devient directe entre les entreprises et surtout entre les individus.
Du coup, la question des valeurs devient centrale et génère une économie qui passe d’un mode linéaire et plutôt pyramidal à un mode écosystémique, plutôt en réseaux, en partenariat plutôt qu’en concurrence. Nous pourrions même dire qu’elle est aspirationnelle, puisque les individus vont s’unir selon leurs aspirations et nous constatons cela régulièrement dans l’économie circulaire.
Quels sont les enjeux et potentiels impacts d’un tel changement de paradigme pour EQIOM ?
I. D. : 77 % des innovations réelles proviennent des usagers, d’où l’importance de l’innovation ouverte. C’est donc le GRAND enjeu : comment utiliser aujourd’hui les outils que vous avez mis en place non seulement pour améliorer l’entreprise telle qu’elle existe mais aussi pour plonger dans l’innovation de rupture ?
P. G. : L’enjeu pour les groupes industriels comme EQIOM est de comprendre les aspirations profondes et pas seulement les besoins et les attentes des clients, des fournisseurs et des collaborateurs. C’est dans cette compréhension que réside une nouvelle forme de création de valeur. En parallèle, nous assistons à un nouveau cycle de développement qui devrait arriver à maturité
vers 2025/2030. Ce cycle s’appuie sur l’émergence de nouvelles technologies visibles dès à présent, notamment sur des sujets comme les matériaux biosourcés (8).
La compréhension des aspirations, associée à la maturité des technologies va générer des innovations de rupture radicales. Il nous faudra repenser l’innovation et instaurer la notion de progrès économique, social et environnemental. L’espace-temps est relativement court (une demi-génération), et cela semble bien adapté pour qu’EQIOM entame dès à présent une mutation de sa stratégie.
Les trois critères majeurs qui piloteront à l’avenir l’émergence d’innovations sont : respect de l’individu, Respect de la collectivité et respect de l’environnement.
A. G. : L’intérêt ici pour EQIOM est de se rendre compte qu’aujourd’hui, l’entreprise fait du béton mais demain, peut-être que ce sera du pisé en utilisant de la terre locale. Ces tendances que je vois arriver n’en sont encore qu’à leurs balbutiements, mais je pense qu’elles feront sens très prochainement. Et c’est passionnant, tout un système est en train de se transformer et il faut s’enthousiasmer sur le changement que nous allons vivre. C’est une formidable aventure : il faut la vivre car ceux qui ne le feront pas resteront dans leurs modèles anciens et échoueront.
(1) Coworking : est un type d’organisation du travail qui regroupe deux notions : un espace de travail partagé, mais aussi un réseau de travailleurs encourageant l’échange et l’ouverture.
(2) Makerspace : est un atelier de fabrication numérique, ouvert au public et mettant à disposition des outils habituellement réservées à des professionnels dans un but de production à petite échelle.
(3) Fablab : Atelier mettant à la disposition du public des outils de fabrication d’objets assistée par ordinateur.
(4) Low cost : Une entreprise low cost est un modèle d’entreprise caractérisé par une offre de produits manufacturés et de services réduite à l’essentiel, par une annonce de prix attractifs aux clients et par le maintien d’un niveau de marge élevé pour l’entreprise.
(5) Systémique : est une manière de considérer un phénomène comme un système : un ensemble complexe d’interactions au sein d’un système plus grand.
(6) Porosité : La porosité est l’ensemble des vides d’un matériau solide.
(7) Économie circulaire : Modèle économique dont l’objectif est de produire des biens et des services de manière durable, en limitant la consommation et les gaspillages de ressources (matières premières, eau, énergie) ainsi que la production des déchets. Il s’agit de rompre avec le modèle de l’économie linéaire (extraire, fabriquer, consommer, jeter) pour un modèle économique «circulaire».
(8) Biosourcé : Se dit d’un produit ou d’un matériau entièrement ou partiellement fabriqué à partir de matières d’origine biologique.