Isabelle Delannoy, experte en développement durable, nous présente une nouvelle conception du « faire-ensemble », axée sur la durabilité. Forte de son expérience en tant qu’auteure du livre «L’économie symbiotique, un modèle écologique, citoyen et régénérant» et collaboratrice de Yann Arthus-Bertrand pour le livre « La Terre vue du ciel » et le film « Home », elle nous parle avec conviction et optimisme de l’économie symbiotique.
Aujourd’hui, on entend qu’il faut réinventer les modèles économiques, répondre aux aspirations, redonner du sens … Quel est votre avis sur ces sujets, en perspective avec la question « EQIOM demain ? Les grands enjeux » ?
Il est nécessaire de se réinventer parce que l’ensemble de notre environnement bouge et que nos modes de relations et de pensées ne sont plus les mêmes. C’est notamment l’arrivée du numérique qui a tout bousculé.
Les entreprises qui ne sont pas suffisamment agiles et qui ne suivent pas un fonctionnement en réseaux ne sont plus du tout adaptées à leur environnement et se retrouvent dans une impasse.
Elles sont coincées à l’externe comme en interne parce que les collaborateurs font aussi partie intégrante d’un environnement en réseaux. Le plus intéressant dans un fonctionnement en réseaux c’est l’aspect direct de la relation, un aspect qui se retrouve dans une nouvelle forme d’économie, que ce soit avec les entreprises mais surtout avec les individus.
La question des valeurs et celle des intérêts conjoints se placent pleinement au centre des relations, ce qui amène l’économie à quitter un mode linéaire et plutôt pyramidal pour un modèle écosystémique (1) plutôt en réseaux. L’économie ne gomme plus la notion des valeurs et on pourrait même parler d’une économie aspirationnelle : cela signifie qu’aujourd’hui, les gens vont s’unir selon leurs aspirations.
Ce phénomène est tout à fait visible dans l’économie circulaire (2), notamment parce qu’à la base des écosystèmes territoriaux d’industrie, c’est l’identité au territoire qui prime au-delà d’une réglementation.
Et sur la question des enjeux sociaux, sociétaux, environnementaux et économiques ?
Évidemment, à l’heure actuelle, les enjeux écologiques sont extrêmement prégnants, et je pense qu’il est important de se rappeler ce qu’a dit Jean Jouzel, un grand climatologue français, l’été dernier : « Nous n’avons pas plus de trois ans pour réagir. »
Rappelons-nous également le propos des 15 000 scientifiques qui se sont exprimés lors de la dernière COP : « Il est presque trop tard. »
Effectivement, les effets et les premiers signes d’emballement du changement climatique sont déjà visibles : la fonte de l’Antarctique s’accélère, des dégagements de méthane et d’hydrate de méthane sont observés en Arctique et ce ne sont que des exemples. Bref, tous les signes de l’emballement sont présents.
Chacun peut le remarquer quotidiennement avec des températures qui changent, des pluies différentes qui provoquent des inondations anormales, des sols complètement imperméabilisés qui ne peuvent plus retenir ces pluies …
Ces premiers signes d’emballement du changement climatique posent de vrais problèmes.
Les scientifiques annoncent une convergence de ces crises vers 2030, voire même plus tôt, en 2025. Il est alors primordial, dans un monde qui s’accélère et où nous n’avons pas beaucoup de repères, de comprendre le sens de cette accélération afin d’en cerner les enjeux. C’est mon travail autour de l’économie symbiotique. Car autour de ces enjeux de climat, on oublie aussi les enjeux de biodiversité.
Ce sont les écosystèmes et leurs fonctions qui sont à la base des équilibres climatiques, et même si on a tendance à ne parler que de carbone dans les modèles climatiques, c’est en réalité les écosystèmes qui règlent le cycle de l’eau, du carbone, de l’azote ou encore du phosphore.
À ce sujet, il y a aujourd’hui un mouvement des villes qui s’affirme de plus en plus et qui prend de l’ampleur partout dans le monde. En Europe du Nord, en Allemagne, aux Émirats arabes unis et aux États-Unis, il y a une véritable volonté de replacer les écosystèmes vivants au centre de la ville et même au coeur de l’industrie.
Malheureusement, en France, une règlementation et un esprit français peu favorables à cette idée empêchent l’installation du mouvement sur notre territoire. Et même si la France ne s’investit pas dans ce mouvement, c’est réellement la grande tendance qui est en train de se généraliser.
Que ce soit du biomimétisme (3) ou même le fait de considérer le vivant comme un acteur industriel à part entière, tout cela est extrêmement important pour l’avenir et pour les industries de demain. Prenons l’exemple de l’imperméabilisation des sols qui cause des inondations : pourquoi faire systématiquement des bétons imperméables pour recouvrir une surface de terre, lui retirant ainsi ses fonctions écosystémiques pour le fonctionnement global ?
En partant de ce postulat, comment allier nos infrastructures avec la continuation de ces fonctions écosystémiques ? Si le problème est maintenant considéré au niveau local, quels matériaux de demain remplaceront le bitume actuel (et dont le coût va augmenter de plus en plus) quand des communes ou des régions devront rénover leurs routes ? Quels matériaux sauront remplir les mêmes fonctions, et même d’autres ?
Et en replaçant EQIOM au coeur du sujet : quels sont les enjeux de l’entreprise pour demain ?
Aujourd’hui, dans ce monde en rupture extrêmement changeant, la question pour EQIOM est : « Comment peut-il inventer lui-même son propre concurrent ? ». Un concurrent qui sera, dans dix à quinze ans, dix fois plus efficace, dix fois plus écologique, dix fois plus social et dix fois plus intéressant pour ses parties prenantes et ses clients ?
C’est pour moi le grand enjeu d’EQIOM pour demain : utiliser aujourd’hui les outils que le groupe a mis en place, non seulement pour améliorer l’entreprise telle qu’elle existe mais aussi pour plonger dans une innovation radicale et devenir le concurrent qui, s’il émerge demain, « tuera » l’entreprise parce qu’il répondra dix fois plus aux enjeux d’aujourd’hui.
L’un des grands thèmes de cette table ronde est le lien entre l’économie circulaire et l’innovation. Ainsi la question est la suivante : comment combiner la notion d’innovation et d’économie circulaire tout en continuant de progresser ?
Nous vivons, selon moi, une époque passionnante et assez magique. Le respect de l’individu, de la collectivité et celui de l’environnement entrent en synergie, arrivant au constat qu’ils ne font qu’un
et cela nous permet de découvrir une part cachée de nous-même, un individu vivant, un individu créatif, un individu industrieux (4) …
Force est de constater que les gens vont nettement mieux à partir du moment où ils se mettent à créer, d’où l’importance des lieux dédiés à l’innovation …
Malheureusement, l’économie circulaire ne suffit pas car elle ne fait que diminuer les impacts. Aujourd’hui, nous sommes à un tel niveau d’alerte que diminuer les impacts au niveau global revient à vouloir freiner un TGV avec sa semelle de chaussure. Il faut tout de même noter que si l’économie circulaire à elle seule ne suffira pas, cette dernière démontre une efficience radicalement nouvelle
si la démarche est complète.
C’est aussi parce que cette économie circulaire est finalement une économie d’écosystèmes sociaux qu’elle génère de nouvelles interrogations au sujet de la gestion de ce commun de façon collective.
À l’heure actuelle, nous avons perdu l’habitude de gérer les communs (5) mais nous sommes spontanément en train d’en recréer avec l’économie circulaire ou numérique. Mais même avec une économie circulaire efficiente, nous n’arriverons pas, une fois encore, à agir positivement en diminuant seulement les impacts. La réponse se trouve dans la régénération complète des écosystèmes.
Toutes les industries ne peuvent pas réinstaurer des écosystèmes vivants, elles peuvent néanmoins toutes les favoriser. Prenons l’exemple du secteur du bâtiment et celui des matériaux : pour pouvoir se lancer dans une innovation radicale il faut se questionner sur son vrai métier. Extraire ? Produire des matériaux adaptés à leur usage ? Permettre aux clients d’avoir l’usage qu’ils recherchent ? Ce sont toutes ces questions-là qu’il faut se poser pour pouvoir ensuite innover.
Il ne faut pas uniquement penser recyclage pour innover. Le recyclage doit toujours être considéré comme un dernier recourt, comme la dernière roue du carrosse, tout simplement parce qu’actuellement, nous avons besoin de matières premières qui sont de plus en plus technologiques, qui possèdent une très haute valeur ajoutée. Il faut alors plutôt penser réutilisation, mais comment réutiliser ?
Ainsi, les grandes innovations qui se développent actuellement dans le secteur industriel sont réellement des innovations qui peuvent être qualifiées comme innovations de rupture car elles transforment tous les secteurs et ne se contentent pas d’implanter une étape de recyclage dans les processus industriels.
Les grandes innovations dans les secteurs du bâtiment posent également la question des matériaux de demain, des matériaux conçus en coopération avec le vivant (comme la question de la perméabilité des sols). Cette interrogation amène à expérimenter sur des matériaux qui permettent, sans dégrader, de réintégrer des fonctions écosystémiques par biomimétisme notamment (par exemple, comme s’inspirer des capacités des os d’un vertébré, de leur légèreté, de leur structure ...)
L’idée est d’innover pour demain en s’inspirant du vivant. Ces pistes d’innovation s’ancrent dans les territoires et amènent une ouverture sur l’ingéniosité humaine. Si nous prenons ce virage, nous arriverons dans une ère non seulement de diversité mais aussi de techno-diversité.
Si vous deviez avoir un mot de la fin ?
Moi qui suis plutôt optimiste, je propose d’essayer de s’enthousiasmer plutôt que de répondre à un sentiment d’urgence écologique. En effet, il est tout de même plus facile de mettre les gens
en mouvement et de donner du sens avec enthousiasme et optimisme.
Concernant EQIOM, son activité d’extraction n’est pas anodine et les enjeux liés aux économies extractives pour la population et pour la planète ne doivent pas être négligés … Penser zéro extraction, zéro déchet, que des impacts positifs … Il faut se mettre la barre à cette hauteur, viser cet objectif et ainsi l’entreprise saura innover et concevoir l’entreprise de demain qui répondra aux enjeux sociaux, sociétaux, environnementaux et économiques futurs.
Pour conclure, le mot crise en chinois se dit en deux signes, l’un signifie « risque », l’autre « opportunité ». Ainsi, selon la culture chinoise, toute crise est source d’opportunités et tout problème est finalement source de solutions. C’est réellement un beau challenge qui selon moi, rend notre époque vraiment enthousiasmante et peut la faire redevenir profondément humaine.
(1) Modèle écosystémique : Théorie qui soutient que le développement d’une personne ou même d’une entreprise doit être entendu dans un système environnemental complexe, allant du microsystème au macrosystème. Les systèmes sont ainsi considérés comme communicants entre eux.
(2) Économie Symbiotique : Théorie économique radicalement nouvelle conçue par Isabelle Delannoy et capable de faire vivre en harmonie les êtres humains et les écosystèmes. L’économie symbiotique s’appuie sur la symbiose entre l’intelligence humaine, la puissance des écosystèmes naturels et la technosphère (les outils).
(3) Biomimétisme : Le biomimétisme désigne un processus d’innovation et une ingénierie. Il s’inspire des formes, matières, propriétés, processus et fonctions du vivant (hommes, animaux, végétaux...).
(4) Industrieux : Qui montre de l’habileté, de l’adresse, de l’activité.
(5) Communs : Notion qui sous-entend une idée de ressources partagées, gérées et maintenues collectivement par une communauté. Cette idée est considérée comme la forme la plus traditionnelle, la plus importante, la plus ancienne et la plus répandue de l’humanité.
